Mort de Jacques Higelin, le baladin de la chanson française







Le chanteur français Jacques Higelin, un des pionniers du rock français, est décédé vendredi à Paris à l’âge de 77 ans, a annoncé sa famille à l’AFP. Il laisse derrière lui une vingtaine d’albums et quelques chansons inoubliables, parmi lesquelles Pars, Champagne ou encore Tombé du ciel.

Monté au ciel, à travers les nuages, Jacques Higelin est parti. Le chanteur est mort à 77 ans, a annoncé sa famille à l’AFP. Peu de nouvelles avaient filtré ces derniers mois. Fin novembre, invité à parler de Johnny Hallyday, Bernard Lavilliers avait laissé échappé qu’il s’inquiétait également pour son ami Jacques Higelin. Un lourd silence pesait depuis longtemps sur son état de santé. Il n’existait pourtant pas grand-chose qui puisse faire taire Jacques Higelin. Sur bien des plateaux de télévision, les journalistes ayant pris le risque de l’inviter s’en souviennent. Moins d’obstacles encore pouvaient l’empêcher de chanter. En 2013, la durée de ses tours de chant au Casino de Paris frôlait les quatre heures. À la veille de ses 72 ans.
Pour fêter ses trois fois 25 ans, il avait investi avec ses amis la toute nouvelle Philharmonie de Paris, le temps d’un long week-end de fête et de surprises. Un soir, Sandrine Bonnaire avait lu des lettres d’amour du public à Jacques. Un autre, Catherine Ringer, la Grande Sophie, Camélia Jordana, Jeanne Cherhal avaient réinterprété Champagne pour tout le monde, l’un de ses plus beaux albums, jusqu’à lui tirer des larmes. Et lui, donna de la voix et beaucoup d’amour un dernier soir, accompagné par l’Orchestre national d’Ile-de-France.
Il fallait le voir sur scène cet éternel gamin, ivre de chansons et de mots, prolongeant son plaisir et celui du public tard dans la nuit. Les célébrations devaient se poursuivre par une tournée tout au long de l’année 2016. La maladie en décida autrement. Et vint un long et étrange silence auquel Jacques Higelin ne nous avait pas habitués en plus de cinquante ans de carrière.
Le «Petit Jack» est né le 18 octobre 1940 à Broue-sur-Chantereine, dans la vallée de la Marne. Paul, son père alsacien, est cheminot. Renée, sa mère, est belge. De ses premières années, il garde l’angoisse de la guerre et conservera des frémissements de peur chaque fois qu’il entendra un avion passer au-dessus de sa tête. Sa grand-mère chante, son père chante, lui a toujours chanté. Petit, il baigne dans Maurice Chevalier et Charles Trenet, qui comptent parmi ses meilleurs souvenirs d’enfance. Soixante ans plus tard, comme d’une évidence, il replongera dans cette époque avec un album entièrement consacré au «Fou chantant», Higelin enchante Trenet.
À l’adolescence, il bascule dans le jazz. La «musique de nègres», comme lui reprochait son père. Fats Waller, Johnny Hodges, Art Blakey, Dizzie Gillespie ou Sidney Bechet. Courant très jeune les auditions, il décroche une figuration dans une comédie musicale aux côtés du génial clarinettiste. Déjà, Jacques Higelin rêvait sa vie.
Au début des années 1960, alors qu’il vagabonde de café-théâtre en scènes expérimentales, une série de rencontres va changer sa vie. Rufus, Jo (alias Georges Moustaki) et la belle Brigitte Fontaine croisent sa route et pour longtemps. Dans les oreilles, il a les «révolutionnaires Beatles» et ce Serge Gainsbourg, de douze ans son aîné, dont «le phrasé est si moderne». Sur scène, il joue, crie déjà, susurre aussi, fait rire et, bien sûr, chante. Du Boris Vian notamment. Le talent perce, son insolence le rend radieux, le virus du public le gagne ; il ne le quittera plus. Jacques Canetti entend parler du jeune à l’allure sauvage et aux mots doux. Il décide de l’enregistrer. Un album, puis deux. La voix est étrange, le verbe haut, le regard brûlant et le cocktail détonnant.
●  Jacques Higelin et Brigitte Fontaine, en 1970, chantent Cet enfant que je t’avais fait

C’est le début d’une décennie dorée. Dix années au cours desquelles, Jacques Higelin se transforme en Higelin tout court. La bête de musique et le monstre de scène. En 1971, il publie son premier album solo. Déjà tout se met en place. Cette voix d’enfant (en l’occurrence le très jeune Arthur, son fils) qui introduit Tiens, j’ai dit tiens, cette mélopée enfumée dans Je suis mort qui, qui dit mieux, la session d’impro de Musique rituelle du mont des Abbesses… D’album en album et quel que soit le style emprunté, tout ce qui traversera l’œuvre du chanteur.
Higelin passe de la chanson au rock et enchaîne les succès. Fin 1974, il explose avecBBH75, réalisé avec le batteur Charles Bénnaroch et le bassiste Simon Boissezon, les deux «B» du titre. Un disque rapide (35 minutes) comme un coup de poing, qui donne au rock français ses lettres de noblesse. En 1975, c’est Irradié, avec l’encore prometteur Louis Bertignac. En 1976, Alertez les bébés! En 1977, No Man’s Land et sa collection de bizarreries, des envolées mélodiques au piano aux inspirations kraftwerkiennes. En 1979, c’est son diptyque subversif Champagne pour tout le monde… et Caviar pour les autres… avec cette fois Ken Higelin, son deuxième fils, en Petit Prince. Champagne et caviar le conduiront jusqu’aux plateaux de télé dans un costume glam qui n’aurait pas déplu à Bowie.
●  Jacques Higelin chante Champagne pour tout le monde en 1979

Sur scène, le showman explose. À Mogador, au Casino de Paris, au pavillon Baltard, les concerts s’étirent, le chanteur virevolte, le show est complet. L’accompagnent Pierre Chéreze, Dan Ar Bras, Michel Santangelli, Dominique Mahut, Éric Serra, Bernard Paganotti. Parfois on croise Manu Dibango ou Manu Katché.
Les années 1980 et 1990 sont plus délicates. Difficile de rester punk quand on se transforme en institution de la musique. Est-ce bien le même Higelin qui frappe du poing sur la table en lançant «je vais te calmer» à Christine Bravo et celui qui enregistre Pierre et le Loup de Prokofiev avec Zubin Mehta et l’Orchestre philharmonique d’Israël?
En 1985, le poète s’offre Bercy un mois durant pour un show comme il n’en existe plus. Pour la mise en scène, on fait venir Patrice Chéreau. Le plateau est divisé en podiums articulés qui montent ou descendent, on construit un immense escalier façon temple maya, on hisse sur scène une mobylette, un cheval, une jeep au milieu d’une trentaine de musiciens, dont Diane Dufresne, Mory Kanté et Youssou N’Dour. Certains soirs, Barbara et Gérard Depardieu, qui préparent leur propre spectacle, font une apparition. Le concert passe sur TF1. Au milieu de ce grand barnum, Higelin ne se sent plus, il court, grimpe, cavale, tombe (dans un trou dont il ressortira avec deux doigts retournés). «À Bercy, je me suis senti à la fois très grand et très petit, expliquait-il quelques années plus tard dans son autobiographie*. Ça bougeait, ça courait, ça cavalait. Le mouvement permanent. J’avais l’impression d’être dans un grand film. Je m’amusais comme un enfant.»
● Jacques Higelin à Bercy en 1985

Épuisé, englué dans une polémique avec son producteur Koski, qui fera faillite peu après, Higelin est repris par la tentation de se retirer dans sa campagne. Au début des années 1970, il avait déjà passé de longs mois à se ressourcer dans une communauté du Luberon. Quinze ans plus tard, il menace de jeter l’éponge et se retire quelque temps… pour mieux revenir avec Tombé du ciel, en 1988. L’esprit de Charles Trenet est là mais c’est la patte d’Higelin qui éclabousse un album conçu avec le producteur Jacno. Y’a de la légèreté, des mots superbes, des mélodies fantaisistes. Bonjour, bonjour le succès et les grandes tournées folles.
●  Jacques Higelin chante Tombé du ciel en 1989

Higelin retrouve également le goût de l’engagement politique. Il se mobilise pour l’association Droit au logement, milite contre l’exclusion, tourne un clip pour la libération de la prisonnière politique malawite Vera Chirwa. Il avait soutenu François Mitterrand en 1981 et 1988 ; il chantera au meeting de Ségolène Royal à Charléty pour la campagne présidentielle de 2007 ou intégrera le comité de soutien à Anne Hidalgo pour la mairie de Paris.
Les albums paraissent moins frénétiquement – Amor Doloroso en 2006, Coup de foudre en 2010, Beau Repaire en 2013 -, mais le chanteur conquiert de nouvelles générations de fans qui le célèbrent comme un père doux dingue. En témoigne la foule qui se presse à chaque concert, de 15 à 75 ans. Il sera toujours très fier de réunir un public aussi divers. Comme il sera fier de ses enfants et de leurs carrières respectives. Arthur, est le premier fils, né en 1966 de son union avec Nini, alias Nicole Courtois. À la scène, c’est Arthur H, une quinzaine d’albums au compteur et un parcours qui n’a rien à envier à son père. Puis Kên, le metteur en scène, né en 1972 de Jacques Higelin et de Kuelan Nguyen. Et enfin Izïa, que Jacques Higelin a eue avec Aziza Zakine. À 27 ans, la chanteuse et actrice suit sa voie: en 2017, elle était Camille Claudel dans le Rodin de Jacques Doillon. Higelin les encourage tous les trois, y compris à se tromper et leur montre, jusqu’au bout, qu’il faut rester libre.
En 2015, il publie son dernier album, Higelin 75. Le titre célèbre autant le 75e anniversaire du chanteur que le souvenir de BBH75, paru quarante ans plus tôt. «Ça fait 29.959.200 minutes que j’emploie mon temps à faire des gammes, des entrechats, des symphonies sur le corps désiré des femmes aimantes, aimables, amantes», raconte-t-il avec L’Emploi du temps. «En attendant qu’le temps s’arrête et qu’le ciel me tombe sur la tête, je tire ma révérence, une dernière taffe de provoc», chante-t-il encore dans J’fume.
●  Jacques Higelin et ses enfants Arthur et Izïa sur la scène de la Philharmonie le 24 octobre 2015

À la Philharmonie, où il fêtait son anniversaire, il chérit son public, «toujours au rendez-vous et toujours partant pour toutes les aventures». Le concert s’achève avec Pars, aux côtés d’Arthur H et d’Izïa, mais le chanteur ne parvient pas à quitter la scène. «On va reparler», lance-t-il finalement à l’assistance avant de disparaître dans les coulisses. Une dernière fois.
* Je vis pas ma vie, je la rêve, Jacques Higelin et Valérie Lehoux, 416 pages, Fayard, 2015.
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